L'aventure du Cavalier Bleu
Quand les artistes combattaient le nationalisme
Initialement publié dans le numéro de décembre 2019 du magazine l'Art par Contrast
Née dans l'Empire allemand de la volonté commune de Franz Marc et Vassily Kandinsky, l'aventure du Cavalier bleu – comme l'a appelée une récente exposition au Musée de l'Orangerie (mars-juin 2019) – dépasse largement les frontières de ce pays. C'est celle de toute une époque où la jeunesse croyait en un avenir qu'elle voulait bâtir, tandis que l'Europe bouillonnait, tant sur le plan politique qu'artistique.

Derrière un arbre bleu ondulant, un chat dort. Apaisé, comme bercé par le calme de la forêt qui l'entoure. On ne fait que distinguer le décor derrière lui, ce n'est que suggestion par la couleur : au vert de l'herbe se succède un jaune ocre avec qui il se confond, ondoyant tel le dos de l'animal. Et cet arbre bien énigmatique, symbolique qui rompt le tableau en deux... August Macke nous laisse perplexe avec le titre de son œuvre : Tableau pour enfants (chat derrière un arbre).
De ces formes distordues, de ce refus de la vraisemblance, qu'a-t-il cherché ?
Voilà un exemple de la quête expressionniste, cette dénomination vague accolée à un ensemble d'artistes du début du XXᵉ siècle, principalement allemands, dont les œuvres puisent leur source dans la « nécessité intérieure » définie par Kandinsky dans Du spirituel dans l'art (1911).
Esthétiquement, cela se traduit par une distorsion des formes, voire leur dissolution. La couleur cesse d'être le simple complément de la ligne pour représenter la réalité : elle devient un véritable moyen d'expression au service de cette quête d'authenticité immédiate.
Né dans la peinture avec les groupes Die Brücke (Le Pont) en 1905 puis Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu) en 1911, l'expressionnisme a ensuite touché toutes les formes artistiques : cinéma, théâtre, architecture... Cette diversité rend difficile toute généralisation. Pourtant, la critique a su saisir cette effervescence commune qui incarne à la fois une révolte artistique et politique.
Le Pont (Die Brücke), dont sont issus plusieurs membres du Cavalier bleu, visait déjà à refonder la société wilhelmienne allemande, sclérosée par un conservatisme bourgeois qui cherchait dans le repli moral à compenser le vide laissé par l'industrialisation. L'art, sous une forme inédite, devait faire advenir l'Homme Nouveau.
Le Cavalier bleu poursuit cette ambition, mais dans une vision moins ouvertement politique où l'idéalisme mystique imprègne largement les œuvres, tout en ouvrant les frontières nationales de l'art. Ainsi, l'exposition inaugurale de 1911 traverse toute l'Europe, soutenue par les grandes figures de l'époque : Blaise Cendrars, Apollinaire ou encore Filippo Marinetti. Éclectique, comme l'Almanach qui sert d'outil pédagogique pour diffuser leurs aspirations, le mouvement mêle créations modernistes, références médiévales et reproductions d'œuvres africaines ou océaniennes. Cette variété révèle une intention claire : ne pas se limiter à l'intérêt formel de l'œuvre, mais construire un art dialoguant directement avec le spectateur par un lien culturel et émotionnel, une expression pure. Dans ce moment de malaise entre les peuples, la liberté du geste pictural revêt une véritable signification politique.
De Paris à Moscou, un bouillonnement culturel gagne les grandes villes européennes. Le développement des moyens de transport et de communication favorise la multiplication des rencontres, des échanges d'idées et de cultures : expressionnisme, cubisme et futurisme se déploient simultanément. Certes, les artistes restent soumis aux lois du marché qui les poussent à voyager pour construire leur carrière, mais un élan avant-gardiste commun émerge, refusant la tradition de l'imitation.
L'internationalisme devient alors une valeur à défendre.
L'opposition entre conservatisme et modernisme dépasse en effet la simple querelle générationnelle ou esthétique : ce sont les débats identitaires propres aux États-nations que les membres du Cavalier Bleu remettent partiellement en cause. Leurs aspirations réformistes, voire leur utopie politique, heurtent une élite qui fait de l'art académique le garant de l'identité germanique. Dans ces années de tensions entre les peuples, la crainte et le rejet de l'art étranger se cristallisent – l'impressionnisme français en est le symbole. Les critiques ne se privent pas d'attaques racistes contre le Cavalier Bleu : les Russes (Kandinsky, Alexej von Jawlensky et Marianne von Werefkin) sont particulièrement visés, tout comme les Slaves et les Latins, accusés d'envahissement.
La Première Guerre mondiale interrompt brutalement cette évolution extraordinaire de l'art versl'internationalisme et marque (presque) la fin de l'expressionnisme. Emportés par leur époque, de nombreux artistes revêtent l'uniforme avec un enthousiasme aveugle, persuadés que la destruction enfantera une société meilleure. Une génération se retrouve traumatisée, décimée au front : Apollinaire, Marc et dtant d'autres périront. L'absurdité du conflit balaye tout vitalisme utopique. À l'idéalisme passionné succède une dénonciation amère et grotesque de la société allemande, tandis que l'Europe se replie davantage sur ses frontières.

Que retient l'Histoire de l'art ? Un moment d'effusion qui a valorisé la culture de l'échange et le dialogue entre artistes, malgré la méfiance entre les peuples. Face au repli nationaliste, les aventuriers du Cavalier bleu ont privilégié l'exaltation spirituelle et l'euphorie de la quête artistique, dans une période qui offrait pourtant bien peu d'optimisme pacifique.
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